
pierre angulaire pour beaucoup de pensées, il faut le dire, cette pièce. Je l’ai sur table depuis 2013. A l’envolé, ainsi, je sers quelques observations sur comment j’ai approché, alluré, pris cette oeuvre en main, et en tête.
Tout d’abord, un peu de poésie. Char et Mallarmé. Aucune trace vivante d’aucun des deux dans cette pièce. Mais Boulez a lui-même dit à propos du Marteau sans maître que le poème n’était utilisé que pour l’absence qu’il offrait au reste de la musique, que le texte est pré-texte. Boulez avait, au moment de la composition d’Anthèmes, dépassé le nucléique et l’orageux Char. Il apprivoisait davantage les aplats ambigus, les mouvements instantanés d’un Mallarmé, ses conjectures. Mais il reste de Char dans cette pièce l’ambiance d’un théâtre pulvérisé, réduit – essentialisation qu’il y a bien au fond de Mallarmé. Il y a surtout une épaisseur subie, une formulation de nouveauté constante. Plus encore que les tentaculaires Sur Incises ou Dérive 2, on perçoit très clairement dans Anthèmes des néologismes, des fulgurances constantes. Mais à travers ces architectures voilées, on sent le créateur s’attacher au voilement. Certes, l’oeuvre se dresse, mais elle a en elle un vecteur unique, qui fait sa forme, ses aspérités, ses ambiguïtés de ton. Aucun passage en particulier n'”explose”, tout explore l’explosion.
Mais revenons à la poésie. A son architecture, son déploiement en elle-même. Anthèmes est inspiré d’un souvenir de jeunesse où Boulez contemple les Écritures, en latin et en hébreu. Leur superposition offre un antagonisme qui sera le cœur de l’oeuvre. Si le pouvoir du néologisme rappelle celui du “bereshit”, la noce des signes, des langages différents est ce qui intéresse Boulez: entre les sons libres, figures ou geste, souples colonnes, que sont les harmoniques pianississimo, ou l’air qui les sépare, les intermèdes, qui prennent la plus grande partie de la pièce, presque humoresque en fait, tant ces sections sont hétérogènes. Boulez s’attache aussi à la liberté, et au risque qu’elle porte: on est vraiment ‘sur un fil’ lorsqu’on écoute cette pièce, tant par la sonorité, que par la forme, et surtout le degré d’affirmation enivrant de chaque mystérieuse section.
La forme d’Anthèmes, c’est le coup de dés. Plus encore que les trajectoires profondes de Dérive 2 ou Sur Incises, il y a ici une frivolité très surprenante. Un éclat qui semble reprendre Mallarmé ‘rien n’aura lieu que le lieu’, l’éventuelle constellation promise s’écarte bien loin, ou du moins est signalée dans l’oeuvre, mais le ‘lieu’ du jet est ici, étoile ou pas. C’est très nucléique, Boulez dans Anthèmes 1 essentialise son discours. Le jeu du Coup de dés, c’est une analogie entre le ciel étoilé fixe et non fixé, et le jeu de hasard d’un capitaine au creux d’une tempête. Si Anthèmes 1 représente la paume du capitaine, et son hésitation (Mallarmé le dit: il hésite à NE PAS les jeter), sa suite, Anthèmes 2, avec partie électroacoustique, représente la tempête, ou en tout cas un genre de reflet de la sève que constitue Anthèmes 1. Ce qui me frappe beaucoup à jouer cette pièce, c’est son usage des contrastes, qu’il parvient à fondre, et que l’on parvient à fondre, en tant qu’auditeur. En effet, la forme ressemble à un mobile de Calder: on pourrait intervertir les sections. C’est probablement là où Boulez a dû travailler, car pour fixer un tel ordre de séquences, il faut bien un coup de dés, et la fameuse ‘cohérence absolue’ du hasard (Mallarmé). Le hasard existe et l’humain aussi, que le dé montre un 1 ou un 6. Anthèmes est et c’est ainsi. Le flottement constant dy rythme est un flottement entre le flottement même (résonance, souplesse des arabesques, rubato szymanowskien) et la rigidité d’une danse brutale, ou d’un ostinato imperturbable, étrange vision qui reflète aussi la forme, l’architecture, le ton – la danse dont je parle, la seconde section, est brillante mais très ‘unie’ de ton, comme si l’on voyait un danser porter les mêmes couleurs que la scène. La familiarité onirique, la parenté que l’on crée dès qu’on entre dans cette oeuvre, sont redéfinies à chaque écoute, désarçonnés d’une tour à la frontière du sens. Et pourtant, le matériau sonore y est très simple: rares modes de jeu, simplement une grille bien claire de ce que chaque section doit contenir, chacune étant la paume de son propre jeu de dés. Il y a des récurrences, certes, il y a un pôle harmonique de plus en plus évident, comme si la note ‘ré’ était invoquée au début, puis se réveille au cours d’Anthèmes, qui ne serait qu’une suite de danses, comme ces Épigraphes antiques de Debussy. La morphologie des motifs y est tout autant onirique: on perçoit bien une figure, mais on n’en saisit pas les atomes, guère quelques angles, cependant que leur singularité, leur allure de signal nous réveille nous aussi de l’enveloppe sonore que Boulez crée. L’usage du mot enveloppe n’est pas anodin, car chez Boulez il s’agit du ‘style’, de la patte pour ainsi dire, c’est la quantité d’information supplémentaire, ainsi que les caractéristiques physiques de cette dernière, que le compositeur ajoute à sa guise au matériau, comment le créateur le fait se déployer, ou se réduire dans le temps. La relation entre le matériau et l’enveloppe, Boulez l’appelle déduction: ce n’est ni causalité, ni conclusion, ni travail, mais un processus risqué où chaque note efface et honore la précédente. En effet, il ne saurait il y avoir, comme en algèbre, de sens du temps en musique car si le temps et les termes de l’équation s’accumulent, le phénomène sonore s’annule et se refond à chaque prise de conscience. Poésie ou non, nous sommes en face de musique, et non d’allégorie. La métaphore est l’affaire de la poésie, et si cela la mène à la musique, le chemin inverse est dangereux. Le son s’observe et ne connaît d’autre loi que la main affamée, l’oreille assoiffée. Boulez est une source, surtout en ce moment, car commence à apparaître la “deuxième” génération de ses interprètes, non ceux qui l’ont connu, mais ceux et celles qui comme moi on un savoir oblique, des obsessions et passions dont on ne saurait connaître la relation à Boulez, à moins d’appliquer un travail étrange d’analyse et d’écoute, que Boulez attendait sûrement, qui consiste à mettre notre labyrinthe personnel créatif sur le labyrinthe de l’oeuvre.