Je ne vais pas être aussi technique que la dernière fois, car les outils que l’on a exploré ont révélé que l’oreille et le sens, que la lecture et l’écoute en vérité ne sont guère différentes, ne s’opposent pas, quand on s’attache, par exemple, aux symétries partielles, rétroactives, qui rentrent dans notre esprit à l’écoute d’une note répétée, mais dont le chemin est bien différent.
La faveur que possède une écoute qui cherche à oublier le ‘connu’ et le chemin déjà académiquement tracé, est une forme de danger, car l’école de cette écoute doit apprendre à lire, tout de même à se rappeler. Certes, j’entre dans telle ou telle pièce avec des choses que je sais, mais aussi avec des choses que j’ignore déjà savoir, d’autres que je sais ne pas connaître, et enfin des choses que je ne sais pas que j’ignore. Regarder cette dernière catégorie, en quelque sorte, constitue la base d’une mémoire relative à cette écoute. Dans son livre extraordinaire ‘l’ordre caché de l’art’, Anton Ehrenzweig’ évalue de manière très profonde le déroulé du processus créatif, ou bien – c’est ma partie personnelle de la théorie – l’identité de ce processus avec celui du contact avec l’œuvre d’art. Selon lui, l’échange entre le connu/conscient et l’inconscient se déroule ainsi:
Projection: phase préliminale, inconsciente, apparentée à un délire, où le matériau inconscient est projeté sur la toile du conscient, du matériau physique. Il y a encore peu de médiation, le matériau reste inconscient bien qu’extérieur.
Dédifférentiation: C’est l’apprentissage de l’œuvre par le créateur ou l’observateur. L’étape où dans la création ou l’écoute ce qui est hétérogène, ce qui résiste au sens, à la présence de l’individu, est dompté, par la technique, les analyses, et la pièce, le tableau, peuvent se faire discours, séquences, tranches saisissables d’expérience. Où tout est mis sur un même plan, une même unité, cependant que les moyens sont conservés de donner à l’œuvre sa dialectique.
Rétroinjection: Après cette seconde phase, la matériau est désormais rendu conscient: l’individu peut revenir à un stade de projection conscient, où en réalité il lui arrive de déterminer, de maîtriser ce contenu précédemment agressif. La médiation poétique, c’est-à-dire la mise en scène, la métaphore, le discours multiplié de la technique, de la révision, tout cela peut redonner et choisir, parmi le contenu inconscient mais désormais connu, ce qui est adapté à la forme de l’œuvre.
Sommaire explication d’un phénomène que nous gravissons toutes et tous sans le savoir. Arriver à cette troisième étape est un équilibre précaire et rare, cependant cette symphonie permet bien de saisir chacun des trois versants de cette montagne qu’est la participation à une œuvre.
Pour reprendre une idée bien pré-conçue que l’on a de Webern, il chercherait un lissage complet de la texture et de la musique afin que l’oreille s’y balade d’une manière très souple, sans écarts. Symbiose entre temps et sens que l’on verrait donner ses fruits dans dernier mouvement de la Seconde Cantate: mais ce miracle n’est peut-être pas le but de Webern… Observons un moment, acceptons que bien que les séries qu’il choisisse soient de plus en plus ‘homogènes’ (c’est-à-dire, reconnaissables, basiques), les distributions de cette série dans l’espace sont en revanche de plus en plus éclatées, mais éclatées avec classicisme, sans expressionisme. Webern a su rendre ce mouvement d’implosion du noyau musical intelligible, plus qu’émotionnel. C’est sans doute pour cela qu’il s’est senti en droit de revenir à des titres classiques, comme Symphonie ou Cantates, plutôt que ‘pièces’ pour orchestre. La tendance au lissage est une manière aussi de représenter la fin, l’aboutissement d’une œuvre: cependant dans la symphonie, cet aplatissement, cette autarcie musicale s’entendent au centre de chaque mouvement. Par autarcie, j’entends que la forme arrive à un point où elle n’a pas autant qu’avant et après le besoin de placer le matériau, la série, dans telle ou telle configuration: nous pouvons entendre ce qu’on appelle symétrie. Ce qu’on voit comme étant symétrie. Je ne pense pas que ces lieux musicaux centripètes, ces noyaux, soient véritablement symétriques. Que voit-on quand on lit ‘symétrie’? On sent une résistance par rapport au monde, un objet symétrique se retrouve en lui-même, se contient. Le sens au détriment de la direction, cet autre sens. L’exemple suivant est empreint de direction:

certes, le mouvement est subtil: il est avant tout instable: qu’en est-il de la qualité du mode de jeu des violoncelles? Sur le chevalet, ppp: très instable, révélant le spectre du do et du do dièse. De plus, les petites notes: comment la harpe peut-elle mettre en avant la note ‘principale’? Pourquoi des petites notes si compliquées à mettre en valeur, alors qu’au violoncelle cela est d’une grande facilité? Nous avons aussi ce passage, sans raison apparente, entre un tutti et un solo: pourquoi Webern a-t-il voulu fourvoyer la symétrie? Je pense que Webern a voulu jouer du mouvement, avec le mouvement: lui donner un ton ombré: autrement, pourquoi faire bondir sur chaque mesure les violoncelles sur la deuxième croche?
D’une verrerie éphémère
Sans fleurir la veillée amère
Le col ignoré s’interrompt.
(Mallarmé, Surgi de la croupe et du bond)
Ce noyau, tel qu’on l’entend, semble isolé tel le moyeu d’une roue par rapport à ses rayons, qui seraient le reste des sons de cette symphonie. Cependant, ce qu’énoncent ces deux mesures est bien étranger à ce que nous avons entendu jusqu’ici. Nous n’avons que des rapprochements, des affinités, les points d’orgue qui ceignent ces deux mesures sont bien là pour nous le dire: c’est à nous et notre mémoire d’aller chercher les rapports. Le centre de la roue de la symphonie tourne à peine, effectivement, ses mouvements en son réduits: si le premier geste de l’œuvre est une sixte majeure, ici celle-là a été réduite à une tierce mineure. Le faste sonore qui se faisait, qui se construit autour de ce moyeu avec les sonorités très larges de tenues aux cordes, la multiplicité des attaques, l’établissement miraculeux d’une suite de sons (notez que les entrées à la croche s’enchaînent ici avec une virtuosité rare, jusqu’au vertige d’une appogiature, fioriture prise au vol de la musique!). La musique de Webern ne va pas vers la raréfaction qu’on lui a imposé fut un temps, mais non plus vers l’ivresse toute littéraire avec laquelle on l’a adoubée après: philosophie de la mesure, de la modération, de l’expression à laquelle on aura trouvé un cadre, un bâtiment. L’effet de scintillement est pour ainsi dire presque contredit par la similitude des sonorités, par cet étrange jeu de double, de miroitements finis, de combinatoire close qui s’installe entre les instruments. Comme si leur jeu était circonscrit à une certaine zone bien définie, par leur sonorité bien mise en rapport avec les autres : les deux mesures que nous avons vu plus haut sont bien une mise en abîme, une mise en clarté de ce mécanisme, car de ces mécanismes nous avons bien au-dessus tous les éléments. Appogiatures qui rompent et enrichissent le flux et la charge des notes, jeux de couleurs clos, miroitement sonore bien que dans le très grave…
Et puis si je parle de bâtiment, mot un peu tabou dans le domaine de la musique moderne il faut le dire, mot un peu héritier des combats entre vaillants hédonistes et vaillants constructivistes, il faut bien le dire ce mot de construction, car nous parlons ici d’une symphonie. Lorsque nous avons vu l’exemple du Psaume d’Heinrich Isaac, nous avons remarqué que beaucoup de notes étaient rendues collectives par la présence de ces dernières sur différents niveaux du discours et qu’elle assuraient une solidité au-delà du rythme. Ici chez Webern, on pourrait croire que c’est également les notes qui assurent d’une telle solidité, mais c’est les jeux de couleurs et d’intervalles.
Jeux de couleurs: Webern, puisqu’il a su fondre l’antagonisme entre mélodie et harmonie, fait la même avancée que Paul Klee avec le fond et le dessin, entre le contour et son contenu, son épaisseur. Ici aussi, nombreux jeux de solo-tutti, instruments en écho l’un de l’autre (le second ‘la’ de l’œuvre, je l’entends toujours comme en réponse au premier, les deux ‘la’ d’autant plus étant aux cors). Forte intensité d’un tutti de violons dans l’aigu, notamment dans l’enregistrement à la fois lisse et passionné de G. Sinopoli et de la Staatskapelle de Dresde, qui est principalement celui que j’ai écouté, intensité opposée par exemple à celle d’une harpe.
Jeux d’intervalles: à suivre cette fameuse sixte majeure d’ouverture, on peut la voir s’étendre à toute la texture: c’est le danger de cette écoute par notes plutôt que par sons. Les intervalles sont des pièges, car ils forcent à une écoute séquentielle, alors que c’est précisément ce que la musique cherche à ne pas faire. Les intervalles, dans ce mouvement, par chance, sont tous virtuels: c’est comme s’il y avait tout le temps un silence, une résistance, à la formation d’une mémoire, et cette résistance nous engage à écouter là où rien ne semble dicible. Le second mouvement est l’antithèse complète, je trouve: nous verrons plus tard, mais tout participe d’une audition calme, sans effort.
Une simple question reliant cette idée d’intervalles virtuels, toujours en déplacement par rapport aux notes, aux sons qui nous seraient donnés dans un manuel, ou dans une note de programme, et cette idée de symétries, de rapports que l’on retrouve: si symétrie il y a, par exemple ici:
Alors où est cet axe de symétrie? C’est bien connu, il y a un genre de vide chargé qui est au centre de la musique, qui empêche d’empiler correctement les hauteurs (l’unisson est vide, cependant qu’on le nomme ‘un’), et de même dans le rythme, le déploiement musical: trouver son centre à une mesure est paradoxal, plurivoque. Webern ici explore le fond de cette rumination, avec cependant un indice pour l’auditeur. En effet, en tête de ce mouvement, il note ‘Ruhig. Schreitend’ comme indication de tempo: mais celle-ci est bien partagée par celui qui joue et celui qui écoute; Schreitend signifie ‘en marchant’, comme ‘Andante’: exigence qui rappelle que Webern a arpenté les montagnes, et que la marche (andare) a été un paradoxe: celle qui apporte la vie, l’effort, comme celle qui ralentit, amène le poids à soi (il a bien composé une marche funèbre op.6 n.4 pour sa mère). Là encore, paradoxe de suivre un chemin qui monte et qui descend à la fois. D’une rivière dans laquelle on ne saurait même marcher une fois! Plus que toutes ses autres oeuvres, ce premier mouvement appelle des idées de fluidités, de mouvement jamais assurés, dont les surprises, les changements de cours sont toujours d’une texture limpide et nouvelle, venant du fond, comme un rocher qui donnerait son identité à un ru. J’espère que ce premier mouvement provoque en vous autant de stupeur qu’il en provoque en moi, tant tout y est à la fois nouveau et reconnu. La mémoire y fait de grands efforts, mais c’est surtout la capacité que possède Webern de rendre palpable tout évènement, rendant caduc tout artifice, qui provoque l’émotion: comme chez Klee, la différence navigue et invente un instrument en nos sens, nous guide dans ces belles unités.

Encore une fois j’ai préféré laissé ouverte la lecture du reste de la partition du premier mouvement. Cependant, si des questions te viennent à la lecture (de la partition ou de l’article), dis-les!