écoute: Symphonie op.21 de Webern, exposition

Quelles bases, quelles attentes permettent donc d’écouter cette œuvre? Comment peut-on arriver à ouvrir la perception et l’a priori afin de pouvoir comprendre ce qui semble être des changements radicaux d’écriture d’une page à l’autre? Et surtout, comment apprécier ce style oblique dont j’ai esquissé le fonctionnement dans le premier post? Comment l’apprécier, avec la contrainte désormais présente d’une orchestration basée sur l’homogénéité?

quelques axes, en simples mots:

1. phénomène de tuilage sur des notes individuelles reprises sans silence.

2. mouvement ascendant et descendant aux intervalles différents.

3. symétries rétroactives grâce au jeu de l’instrumentation.

4. jeux de fond et de dessin au niveau de la spatialisation.

Il va sans dire que la substance qui m’intéresse se situe exactement entre les notes, leur pouvoir individuel, et l’expression qui les met en rapport. Ce n’est pas tant d’oreille ou d’écoute que je parle, mais d’apprentissage de cette dernière.

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Tuilages sur notes individuelles. C’est un principe très simple, auquel nous pouvons remonter grâce à Webern lui-même à sa thèse sur Heinrich Isaac. C’est à vrai dire la première similarité que j’ai trouvé entre les deux compositeurs en écoutant dos à dos du Isaac et du Webern:

isaac ierusalm
extrait du Psaume 122 par Heinrich Isaac (réalisation Martin Wadsack pour IMSLP)

webern page 1

le principe est véritablement le même: nous verrons davantage grâce aux prochains points comment la situation de l’esthétique de la symphonie propose un progrès vis-à-vis de la pièce d’Isaac. Remarque: au début, et à la mesure 9, d’après l’écoute, les cors donnent un nouveau phrasé, alors que les cordes s’occupent de réaliser l’ambiance instrumentale à chaque fois. Mesure 4 et mesure 14, le signal pizz+tenue à une quarte augmentée de distance relance les arcs dynamiques qu’on a eu mesure 12-13.

webern page 2é

cette méthode a pour mérite de proposer une alternative à l’écriture classique, c’est-à-dire à une écriture ou la voix de basse est celle qui possède le plus de valeurs longues: méthode à laquelle Schönberg tient encore. Cette particularité d’écriture n’apparaît pas au moment de la thèse de Webern sur Isaac, en 1902 et après (on ne la retrouve pas dans le choeur opus 2 de 1908 Entflieht auf leichten Kähnen).

2. Pour faire la transition vers le second point, qui est une formation différente de la gamme selon qu’elle est ascendante ou descendante:

isaac 3
mesure 14 à 16 du Isaac.

les notes accidentelles ne sont pas accidentelles: la rhétorique latine avec Quintillien nous explique que la musique d’Isaac, en des termes modernes, possède des sous-ensembles non-correspondant de différents modes. C’est-à-dire qu’on pourrait imaginer et figurer, avec la nomenclature des modes modernes, que la partie de basse pourrait avoir ici un mode phrygien , donc avec second degré abaissé, alors que la partie de mezzo se rapproche du ionien que nous connaissons sous le nom de mode de do (cela est dû au départ différent de la phrase suivante, la basse partant sur le Si imprimé, la/le mezzo sur un sol. Je vous reconduis joyeusement à la phrasis classique, si ça vous intéresse.

Mais nous savons déjà, qu’au 20e siècle, on ne monte pas avec les mêmes degrés qu’on descend. La musique dodécaphonique, avec renversements, en donne des exemples flagrants de limpidité: rien qu’au début de la symphonie: montant, le ‘la’ d’ouverture arrive au fa dièse, alors qu’en descendant il mène au do: au début de la symphonie n’existe pas d’autre note que celles qui s’égrènent, ne laissant pas la possibilité de prévoir ces dernières, d’autant qu’un intervalle montant équivalent à un descendant sur une autre voix n’a qu’une seule chance d’appartenir au même ensemble, à la même itération, en inversion, de la série. Problème des symétries que j’évoquerai plus tard.webernRR

ceci n’est peut-être pas l’exemple le plus probant qui soit, car cette dimension je trouve est soit très évidente, flagrante dans chaque écoute, soit terriblement difficile à prouver, à dire, plutôt qu’à montrer.

3.

bartok
fin du premier mouvement de la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók.

L’exemple de Bartok peut paraître incongru, mal placé, mais c’est une symétrie parfaite: certes nous le percevons, nous le savons, mais qu’entendons-nous? Pourrions-nous prendre les deux voix comme étant différentes? Non, elles sont animées d’un mouvement rythmique, harmonique, dynamique identique. Nous pourrions peut-être changer une dynamique, et ce principe d’identité, d’insécabilité de l’évènement, du phénomène serait identique. Où la limite est-elle atteinte, à quel moment pouvons-nous uniquement dire ‘ces deux voix ne constituent plus une seule phrase, chose’?

Partons du principe qu’une note en unisson est la base de la loi d’identité. Webern étend ce principe à de telles limites que le début de cette symphonie, comme on vient de le voir, ne peut que nous confondre, et nous induire à penser que nous avons en face de nous une unité thématique, un même fonctionnement rhétorique et dodécaphonique avec deux instruments, malgré leur décalage.opening

Ceci est donc un problème de fond, soulevé par l’abstraction volontaire de ces œuvres. Cette induction de l’unité des deux voix est renforcée par le fait que ce sont deux cors qui jouent, et non un cor et une clarinette: cette fusion est rare chez Webern, lui plutôt friand de diversité (sauf dans le quatuor op.28), mais permet de mettre tous les couples d’instruments à égalité (en observant que la harpe se comporte comme deux mains, deux instruments), et de construire à partir de là des changements de densité et d’expression. A quel moment dans notre tête se fait l’idée, dans la ligne d’ouverture, que nous avons à faire à deux éléments qui n’en sont qu’un? Est-ce au ‘la’ du premier cor? Peut-être pas, car nous ignorions que le second cor commence sur un second temps. Au moment du premier ‘la’ du premier cor, il n’y a qu’une identité harmonique somme toute légère. Au moment du ‘do’ du premier cor, nous avons peut-être en tête la distance de trois temps qui sépare la première de la seconde note du second cor. Au moment où le lien est véritablement affirmé, à savoir au dernier temps de la mesure 4, le second cor disparaît. Evidemment, la question posée plus haut ne peut être résolue, car cela dépend de chacun. Je pense cependant qu’il y a là une grande part du mystère de Webern. Le crescendo de la mesure 5 pourrait même représenter une espèce de ‘sortie’ de la série hors du cocon de son tétracorde, une sortie hors du ton primordial qu’on y trouve.

Le second élément que je souhaite mettre en avant, ce sont les symétries rétrospectives. On sait que ce qu’on appelle l’oreille immédiate est de l’ordre de 3 secondes, c’est-à-dire que avant un moment x, l’oreille a, latente dans la mémoire, les trois secondes qui la précèdent. J’en conclus qu’il est possible de ‘réactiver’ cette mémoire si un élément passant par le moment x rappelle quelque chose dans les trois secondes précédentes. Exemple:

webern PP

Je pense que la concision et la compréhension inconsciente de la consistance de ces oeuvres tient de la combinaison des trois paramètres évoqués jusqu’ici, à savoir tuilages, mouvements mélodiques différents, et symétries dans l’écoute. Pour finir avec ce troisième point, il y a en tout point de l’œuvre des symétries partielles, qui ont et sont juste suffisamment de “sens” et de consistance pour que le fil se maintienne: comme dans les pièces de l’opus 11 ou 19 de Schönberg, si l’on déplace un seul mouvement harmonique ou rythmique, on retomberait dans un ordre préétabli, dans une harmonie semblable, équivoque, alors que tout de le sens de l’écriture dans la symphonie de Webern réside dans la souplesse et la précision de l’écriture. Bien que cette conclusion soit basique, j’espère en avoir soulevé quelques preuves.

symétries

Avant de finir, il faut aussi parler de l’instrumentation de cette œuvre, qui explique le titre de Symphonie. Dans le livre magistral, biographique, de Webern, Alain Galliari se réfère à cette dernière comme étant faite ‘d’un style paradoxal où l’application de règles d’écriture et d’organisation est partout brouillée par des éléments de trouble – entrecroisement des voix, et des timbres, des décalages rythmiques, reprises en métamorphose.’ Je dois avouer que si je suis d’accord avec le style paradoxal, relatif aux compositions précédentes du compositeur, notamment le Concerto op.24, en revanche je ne ressens pas de brouillage: les règles d’écriture ne sont possibles que dans le cadre où l’instrumentation et la forme permettent de réduire ces règles à un ensemble de notes réduit: on n’y trouve pas les extravagances de registre du concerto, ou même du trio à cordes. Les canons, comme on l’a vu, sont soutenus constamment par le fait que l’écriture les fonde l’un dans l’autre, ou alors les rende si intégrés qu’ils ne sont nulle part présent à l’écoute. Le contrepoint, on pourrait dire n’existe pas, car il n’y a rien ‘contre’ lesquels puissent aller les ‘points’! A la différence du trio, où les trois instruments doivent résister contre l’absence de sens que leur nombre confère, la symphonie doit s’efforcer de raréfier et contextualiser infiniment chaque note (on s’approche de Feldman). Comme on l’a dit de Schönberg et son Pelleas und Melisande ‘il n’y a rien de tel qu’un pppp joué par un tutti d’orchestre’).

4. Ici, dans la symphonie, la mosaïque de la structure est rendue possible par la présence ambiguë de la harpe, qui à la fois centralise la fonction que les instruments entretiennent entre eux et leurs couleurs, car elle accompagne les vents, et parfois se fait doublure dansée des cordes, que ces dernières parfois imitent d’un pizz. La harpe est également imitée par les nombreux jeux sur le chevalet des cordes, qui selon moi, et dans cette œuvre uniquement, rappellent l’acuité de l’attaque et de la richesse harmonique de la harpe.

Pour en venir aux cordes, celles-ci oscillent véritablement entre un sentiment Mahlérien et un jeu de musique de chambre avec la harpe (notamment la fin de l’exposition pour ce dernier cas de figure):

webern
fin de l’exposition

La mesure 9 (voir plus haut), elle, montre bel et bien qu’un sonorité véritablement orchestrale, de continuo, peut être atteinte par une telle souplesse de l’orchestration. N’oublions pas aussi que certains nœuds harmoniques sont dus au fait qu’une partie des cordes imite la harpe en pizz, alors qu’une autre présente un autre son legato. Cette variabilité constante du rôle des cordes permet la souplesse de la texture, l’indécision pourrait-on dire du rapport entre le fond et le dessin, que le fond, par moments, se fasse dessin.

Le couple de cors et de clarinettes qui couronne l’ensemble permet une grande clarté notamment avec une absence de vibrato de la part de ces instruments. Ceci permet également à ces derniers de se mêler avec plus d’aise aux cordes, bien que ces dernières, par moments massives, peuvent aussi donner un tapis très concertant aux vents, comme au début des ‘plages’ du développement.dvlpd

le début de ce développement est particulièrement ambigu, car bien que toutes les voix partagent le même matériau, de très légères différences, notamment dues à l’absence d’accents, au moment de l’entrée, subtilise de sa rigueur à la construction. Les fausses erreurs de la partie de harpe, qui joue des ricochets d’une des voix du double canon permet à la fois de rappeler que nous avons à faire, dans ce mouvement, à un double-canon, et en même temps brouille fortement le ressenti de celui-ci, car avec la présence de la harpe, nous avons davantage que deux voix pour ce canon, mais trois, qui sont décalées par rapport à la structure dont elle essaie de souligner le dessin.

Arrivés à ce seuil, je souhaite une bonne écoute.

 

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